J’ai appris à écrire avec une plume, puis un stylo.
Aujourd’hui, je frappe plus souvent un clavier pour voir apparaître des lettres sur un écran, qui a l’outrecuidance de chercher à changer les mots à ma place, et que je dois corriger ou à qui je dois ajouter un vocabulaire qu’il ne connait plus.
J’ai appris à faire de la photographie avec un appareil dont je devais calculer et maîtriser tous les paramètres : optique, sensibilité, diaphragme, vitesse, mise au point, cadrage, instant décisif. Aujourd’hui, bien qu’ayant réinvesti dans le même type d’appareil – capable lui aussi de quelques aides supplémentaires –, mes photos font pâle figure par rapport à celles, contrastées, claquantes et surpiquées, des derniers smartphones.
J’ai appris à esquisser quelques croquis au crayon, et toujours admiré les peintres et leur chevalet en plein air. Aujourd’hui, je vois des graphistes en herbe enfermer le même paysage dans leur tablette, et en faire de somptueux ou délirants tableaux à l’aide de logiciels de dessin.
J’ai appris à conduire en marche arrière entre les arbres dans les bois pour maîtriser les créneaux, à passer les vitesses avec double débrayage, à évaluer les distances et à ajuster ma vitesse sur des routes sans panneaux ni ralentisseurs, à m’arrêter pour lire une carte avant de continuer mon chemin. Aujourd’hui, je peux choisir une voiture qui décide de tout cela pour moi, me faisant perdre peu à peu tous mes réflexes et toute ma réflexion.
J’ai appris à utiliser des instruments pour agir et créer. Aujourd’hui, j’ai l’étrange sentiment que les mêmes instruments cherchent à m’utiliser, me brider dans l’action et me frustrer dans la pensée.
De plus jeunes, casque sur les oreilles et nez sur le smartphone, diront que c’est là une réflexion de vieux. Ce n’est pas faux, mais c’est là déjà la marque et la remarque d’une intelligence artificielle. Car ce n’est pas l’âge qui compte ici, mais le fait de vivre au sein d’un univers technologique en expansion qui me donne le sentiment de chercher à me dépasser au lieu de me servir.
C’est pourquoi, paradoxalement, le fait de continuer à tenir un stylo, à triturer les boutons de mon appareil photo et à jouer avec les vitesses en voiture me donne le sentiment de rester jeune.
Comprenne qui pourra.