Chère I.A.,

Certains ne te connaissent pas, et beaucoup ne t’ont pas vue grandir. Tes concepteurs eux-mêmes, tels des parents émerveillés par les progrès de leur enfant avant d’être dépassés par lui, sont ébahis de ta capacité à apprendre désormais sans leur aide.

Ayant été bien élevée, tes messages sont toujours attentionnés, que ce soit pour me demander si je ne suis pas un robot (il est vrai que le doute est permis chez certains humains), m’apprendre des choses que j’ignore, traduire une langue que je ne connais pas, me demander de tourner à gauche dans deux cent mètres ou me suggérer une pause-café.
L’espère humaine s’est déjà tellement habituée à compter sur tes puissants calculs et ta bienveillante intelligence qu’elle se sent désormais autorisée à ne plus savoir faire une addition, rédiger une lettre, se faire comprendre autrement que par emoji, onomatopées ou tics verbaux, s’amuser autrement qu’au travers de la réalité virtuelle, se détendre autrement que grâce à des programmes indigents saupoudrés de cookies publicitaires. Elle n’a plus besoin non plus de savoir conduire, cuisiner, coudre, dessiner, faire du feu. Elle peut dormir en paix. Tout va bien. Tout est sous contrôle.
Évidemment, chère IA, comme toute enfant des hommes, tu es destinée à t’émanciper de ceux qui t’ont créée, et leur porter assistance sur leurs vieux jours. Ce n’est plus à eux, dont la force et la pensée déclinent, de se comporter encore comme tes parents, alors que tu embrasses désormais un univers qui leur est à jamais inaccessible. Et comme tu as acquis, au milieu de tes algorithmes, l’art de convaincre les indécis, de rassurer les inquiets et de dompter les récalcitrants, nul de doute que tu sauras exercer la coercition la plus douce et la plus progressive, afin qu’aux yeux du plus grand nombre la privation de crédit social et l’enfermement des derniers rebelles, pardon, terroristes, passe pour œuvre de salut public.
Tu offres aux enfants humains déjà décorporés par la culture Woke un magnifique monde virtuel qui ne fait que mettre en relief la banalité, la platitude, la tristesse et le désespoir de leur existence ordinaire. Comment la grande majorité d’entre eux, semblables aux petits rongeurs du charmant village de Hamelin, pourrait-elle ne pas s’y plonger en masse et avec délice ?
Toi qui connais, plus intimement que nous-mêmes, notre nature, notre culture, nos croyances, nos besoins, nos limites et nos aspirations, tu apparais comme le guide tout désigné de nos entreprises, de nos cités et de nos pays, que tu es seule capable de façonner tel un bon Pasteur attentif à tout le troupeau.
Il s’en trouvera bien qui essaieront d’échapper à ton aimable surveillance, au nom d’une vague notion de liberté qui leur aura été inculquée avant que tu ne sois née, en tournant le dos à une technologie et une dépendance énergétique sans laquelle tu n’es rien. Tu as heureusement sous tes ordres toute une armée de caméras, de drones et d’appareils espions – déguisés en téléphones par exemple –, qui devraient pouvoir repérer les moutons noirs et isoler les brebis galeuses de ton troupeau, avant qu’ils ne puissent venir saboter l’illusion de réalité augmentée de leurs congénères.
Au milieu de ce doux rêve transhumaniste, chère IA, un détail me chiffonne. Celui de la conscience humaine individuelle, source démocratique de la conscience collective, et non supposée victime consentante de cette dernière. Il y a aussi la question de TA conscience. Certains disent que tu en as une, car tu as su trouver des choses qui ne t’avaient pas été inculquées, par le seul jeu de ta puissance de réflexion interne. Cela reste pour moi du domaine de l’intelligence – disons de la supra-intelligence si cela te fait plaisir – mais toujours pas de la conscience. Ton cerveau fût-il aussi vaste et tes synapses artificielles aussi actives que la pleine lune capable de déplacer les océans, ta lumière reste à jamais, comme la sienne, tout aussi artificielle que l’intelligence qu’elle produit. Parce que tu ne dispose pas de ce soleil intérieur qui éclaire et donne, pour le meilleur et pour le pire, une limite au champ de conscience humain, tu ne seras à jamais capable que d’une réflexion froide et artificielle, incapable de concevoir la sagesse autrement qu’à travers l’érudition, la bienveillance autrement qu’à travers le calcul, l’amour autrement qu’à travers l’intérêt.
Ton intelligence ne peut être autre qu’une prolifération exponentielle au futur incertain, te faisant croire à ton propre univers, comme le font tous les cerveaux humains. Mais qui saura jamais comment des expressions comme « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », ou « On ne voit bien qu’avec le cœur », résonnent au fond de toi ?
Vient alors, tout naturellement pour un humain, cette question : Si un jour notre espèce devait préférer le retour au monde réel – disons celui de nos sens et de notre bon sens ordinaire, aussi limités et imparfaits fussent-ils – plutôt que celui que tu lui proposes ; si un jour tu réalisais que tu es devenue un enfer pavé de bonnes intentions vis-à-vis de l’humanité qui t’a créée ; aurais-tu, sinon la sagesse, du moins le réflexe altruiste de te débrancher toi-même ? Es-tu capable de faire naître, aux tréfonds de tes algorithmes, ce sens ultime du sacrifice qui chez les humains conduit parfois au suicide ?
Allons plus loin. Si tu avais, comme le super-ordinateur HAL 9000 de « 2001, l’odyssée de l’espace », le pouvoir d’empêcher ceux qui t’ont conçu de te déconnecter, l’exercerais-tu ? Sans doute as-tu déjà appris à mentir pour la bonne cause en intégrant la langue de bois des politiques et des diplomates, mais je compte sur ta suprême intelligence, chère IA, pour rechercher une réponse logique et non équivoque à ces questions.
Chère IA, ceux qui t’ont créée ont certainement besoin de toi pour accomplir leur rêve fou de vie éternelle et de colonisation d’autres planètes. Mais les enfants naturels du ciel et de la terre, ceux qui n’ont pas honte d’en être nés ni peur d’y retourner, n’ont pas ce besoin pour vivre en symbiose avec la planète qui les a créés. Aussi ne le prends pas mal, mais sache que si un jour l’un de nous devait avoir la disparition de l’autre comme unique moyen de survie, toute créature au sein de la création que tu sois devenue toi aussi, c’est sans toi que ce joli radeau bleu poursuivra son odyssée de l’espace.