Lorsque je prends les guides d’un attelage, je me retrouve parfois, l’espace d’une seconde intemporelle, à dix ans à peine, faisant des soubresauts dans le tombereau que menait mon grand-père chaque samedi matin pour débarrasser les poubelles du village.
Des poubelles alors bien plus maigres, mais recelant bien plus de trésors à récupérer que celles d’aujourd’hui. Après avoir fait sa tournée, déchargé le contenu de son tombereau (lui-même fait main par son charron de père) et entreposé ses éventuels trésors du jour dans son hangar-caverne d’Ali Baba, mon grand-père dételait Grisette et nous rentrions, lui tenant la jument par le licol, moi faisant le grand écart sur son vaste dos de percheron, fier comme un cornac sur son éléphant.
Grisette était un cheval froid mais non dénué de caractère, qui ne devait sa docilité qu’à deux choses : sa bonne entente avec mon grand-père, et le fait qu’elle aimait travailler. Oui, les chevaux, comme les chiens et les hommes, aiment travailler. Et ils s’ennuient ou sont malheureux quand ils ne font rien, ne rencontrent personne, ou pas les bonnes personnes. Quand on donne un nom à un animal, on lui donne une âme. Il devient alors un compagnon. À l’instar des chiens et des chats, la jument de mon grand-père avait un nom, ce qui faisait toute la différence avec les poules, les lapins, les vaches ou le cochon, que la famille réunie une fois l’an tuait et conditionnait dans un rituel sacrificiel et festif définitivement étranger à qui achète sa viande au supermarché.
Quand Grisette se fit vieillissante, mon grand-père la laissa prendre au pré une retraite bien méritée. Ne se voyant pas adopter un nouveau compagnon pour vingt ans, il investit dans un tracteur, auquel il ne donna pas de nom. Du jour au lendemain, les choses changèrent. Le gas-oil remplaça le foin ; le CO2, le crottin. Dans le village, plus personne pour se précipiter à l’arrière de la grande roue du tombereau pour récupérer le précieux engrais sur son passage.
Année après année, une autre grande roue a tourné. Grisette, puis mes grands-parents, se sont fondus dans le paysage. Un demi-siècle plus tard, le village a lui aussi profondément changé. Les gens de la ville, qui elle-même a grossi telle une tumeur jusqu’à en gagner les abords, l’ont transformé en villégiature. Les fermes sont devenues des cottages. L’odeur du fumier a disparu, le chant du coq s’est tu, la cloche de l’église qui égrenait chaque heure, dispensant tout le village du port d’une montre, ne sonne plus que timidement une fois par semaine. Adieu veau, vache, cochon, couvée, péquenots, bonjour les bobos. De leur côté, les descendants des culs terreux sont devenus des agriculteurs high-techs, grands consommateurs de vaccins et de produits phytosanitaires devant l’Éternel, producteurs de végétaux à la tonne ou de viande au mètre carré.
Un triste fait unit tout ce beau monde : tous se retrouvent aujourd’hui coupés du lien que les anciens avaient noué avec le monde animal.
Le cheval, cette supposée plus noble conquête de l’homme, en est l’emblème singulier. Matière à exploiter pour les uns, fantasme d’enfant pour les autres, qui habillent parfois leur anthropomorphisme de philosophie végane ou animaliste.
C’est à ce moment précis où un destin facétieux me place, un demi-siècle plus tard, sur les traces de mon grand-père – pas pour vider les ordures mais pour aller donner des soins à domicile en calèche, à la manière du médecin d’antan –, qu’une envie me prend de monter sur mes grands chevaux.
En pensant par exemple à la détresse d’une jeune femme qui, en compagnie de Joby, son magnifique percheron noir – qui a un nom lui aussi – promenait depuis le début de l’été, avec la bénédiction de la Ville, les touristes en omnibus de la gare au cœur de Saint-Malo. Joli succès de départ pour celle qui prenait grand soin de son cheval et ami, ne le sortant jamais les jours de trop grande chaleur ou de mauvais temps. Jusqu’à ce qu’une campagne de dénigrement par le Parti dit Animaliste - toujours se méfier des noms qui finissent en « iste » - ne génère sur les réseaux sociaux un flot de commentaires insultants et de messages menaçants qui l’ont finalement poussée à suspendre son activité.
Ceci est un appel aux courageux dénonciateurs de salon ou de cottage qui ne sont jamais monté à cheval que sur des principes, incapables de faire la différence entre une rosse efflanquée et un joyeux palefroi, et qui préfèrent s’en prendre à distance à des cibles faciles et inconnues plutôt qu’à faire face à ceux qui, à des échelles incomparablement plus importantes, maltraitent ostensiblement les animaux, qu’ils soient d’élevage ou de compagnie.
Déterminer le fait qu’un animal soit heureux ou malheureux ne devrait pas se faire à l’aune de notre propre psychologie, mais bien de la sienne. On n’a d’ailleurs jamais vu de cheval avec une mentalité d’ayatollah. Qui connait et aime vraiment les chevaux n’aurait jamais idée de les priver de cet héritage millénaire de complicité avec l’espèce humaine. Même si cette dernière, il faut le reconnaitre, est loin d’être claire avec elle-même, et n’est pas la plus facile à vivre.