Vous recevez pour la première fois un patient dont le chemin de vie apparaît déjà bien entamé.
Il sait, comme vous, que la maladie et l’âge ne feront pas machine arrière. Il vous confie cependant la délicate tâche de le lui faire oublier.
Vous vous appliquez à entretenir au mieux la qualité et la durée de vie de ce corps, le moral de ce passager.
Cela se passe bien. Pendant des mois, parfois des années.
Vous connaissez désormais intimement ce patient, devenu peu à peu un complice, parfois un ami. Vous êtes mutuellement heureux de vous retrouver, échangeant gaiment entre vous, sans illusions ni tabous.
Vous êtes insensiblement passés au tutoiement, au deuxième degré, au pied de nez à la maladie, à la vie, à la mort. Vous n’en faites pas moins toujours consciencieusement votre travail, et vous faites bien, car la roue tourne, inexorablement.
Un jour, sans trop savoir pourquoi, ni lui ni vous n’avez le cœur à rire. Au premier coup d’œil, chacun sait. La fatigue et le renoncement sont là ; une corde invisible est en train de lâcher.
La consultation se passe, souriante, silencieuse, un peu gênée. Sur le pas de la porte, un bref et profond regard s’échange. Parfois même une étreinte, un baiser. Le premier. Le dernier. Ce n’est qu’un au revoir, mon frère.
Quelques temps plus tard, vous recevez un mot qui ne vous surprend pas. Il vous fait à la fois froid et chaud au cœur, car on vous y remercie pour ce que vous avez fait. Sentiment de tristesse, d’impuissance, de gratitude mélangées.
Comme rien n’est jamais fini, vous pouvez encore répondre à la lettre, en choisissant des mots thérapeutiques pour ceux qui restent. Pour vous aussi.
Là est toujours l’occasion d’un rappel vital. Que tout départ est en vérité un retour. Que la mort n’est que le contraire de la naissance, pas de la vie. Que la vie est belle, forcément, quand la goutte d’eau redevient l’océan.
À chaque fois qu’une telle boucle est bouclée, vous vous demandez : est-il métier plus humain ?
À l’heure de la télémédecine et de l’intelligence artificielle, la question mérite d’être posée.