Histoire de chasse

J’ai dégusté hier soir un délicieux médaillon de biche avec une sauce aux châtaignes, quelques airelles, une crème de panais, une petite endive braisée et une pomme au four, le tout accompagné d’un demi-verre de vin rouge boisé au goût de griotte. Mémorable.

Je ne mange pas ce genre de mets tous les jours – loin s’en faut – mais en hommage à Épicure et son célèbre « de tout un peu », je dois admettre qu’un tel plat de fête m’a ravi à la fois le corps et l’esprit.
Sauf que. Pauvre biche.
Me voilà ce matin à digérer non plus le plat lui-même, mais son histoire, qui bien avant les casseroles, remonte à la cueillette des fruits et légumes qui l’ont composé, et à la chasse de l’animal qui a trôné en son centre.
Ordinairement, je ne me pose pas tant de questions lorsqu’il m’arrive d’ajouter de l’animal à mon alimentation quotidienne, à dominante végétarienne. La vie se nourrit de la vie et la Grande Fonderie ne commet aucun crime, elle opère seulement des métamorphoses, rappelle Zhuang Zi. Bref, lorsque j’ajoute un morceau de viande à mon ordinaire, je me contente généralement de savoir que ce bœuf, ce poulet, ce cochon, sont de bonne qualité et ont été élevés dans de bonnes conditions pour m’ôter toute crainte et tout remords, et me donner bonne conscience en dégustant leur cuisse avec gratitude.
Alors pourquoi « pauvre biche », ce matin ?
A-t-elle vécu plus malheureusement dans ses hectares de forêt que ses congénères domestiques parqués en enclos, dont certains ne voient jamais le jour ? A-t-elle souffert davantage au moment de sa mort par surprise au coin du bois que d’autres qui connaissent, après leur vie carcérale, un calvaire final digne de la shoah, transportés en camion avant d’être saignés à la chaîne ?
Dans le Sud Dakota, j’ai vu le rituel qui entourait la chasse au bison, abattu avec gratitude par des anciens, puis dépecé avec respect par de jeunes guerriers. Plus près de chez moi, j’ai échangé avec certains chasseurs qui, sans avoir une conscience aussi aigue qu’un Lakota de l’acte de communion que représente le fait de prendre une vie pour nourrir la sienne, ont un réel respect et une réelle admiration pour l’animal qu’ils ont prélevé à la forêt.
Je ne vous parlerai pas de ces thanatosportifs du dimanche qui traquent la galinette cendrée nourrie au grain, lâchée la veille, tirée à bout portant, et qui défraient régulièrement la chronique pour avoir zigouillé leur chien, un cueilleur de champignons, un cycliste ou un collègue en tenue camouflée fluo. Il existe, c’est bien certain, des chasseurs qui font la honte de la chasse, comme il existe des éleveurs qui font la honte de l’élevage ou des agriculteurs qui font la honte de l’agriculture.
Mais pour en revenir à ma réflexion du départ, oui, je préfère les gens capables de tuer ce qu’ils mangent - et qui savent le faire de manière digne - à ceux qui écument les fast-food où s’écoulent des tonnes de steaks hachés et de cuisses de poulet sans se poser une seconde la question du sort qu’a connu l’animal dont ils ingèrent la viande imprégnée de souffrance.
A l’autre extrême, on trouve la solution végane, consistant à se passer totalement de toute nourriture à base animale afin de n’avoir aucun Bambi ni aucun Panpan sur la conscience, que ceux-ci viennent du monde sauvage ou, dit-on, civilisé. Un choix respectable, tant qu'il ne conduit pas les adeptes de cette philosophie à faire la chasse à tous les éleveurs, les chasseurs et les bouchers sans distinction.
Car une chose est sûre, l’instinct de chasse chez les humains est tenace.