Le brigand invisible

Le sac de graines était trop souple, trop lourd, trop bas. « Crac ! » a fait le dos. Le temps que la machine refroidisse, et me voilà raide comme un passe-lacet, immobilisé par un brigand invisible qui me pointe une dague dans le dos.

Appel à un ami urgentiste, seul moyen d’obtenir un rendez-vous pour une imagerie médicale avant les calendes grecques.
Toute honte bue de m’être laissé aller à la révoltante tradition française du passe-droit, je me retrouve deux jours plus tard en attente d’une imagerie médicale dans le hall du petit hôpital dont j’admire, comme vous pouvez le faire dans la photo ci-dessus, deux inscriptions remarquables.
La première est l’image du penseur de Rodin au-dessus duquel trône, comme il le fait lui-même, la délicate pensée suivante : « Vous êtes peut-être assis sur un cancer ! » Je ne sais pas combien ont touché ceux qui ont conçu cette alerte anxiogène propre à générer des cellules folles et à inciter le subconscient – qui ne retient ni la négation ni la nuance – à prendre pour lui ce diagnostic prédictif auto-réalisant. Je serais prêt en tout cas, pour le dixième du prix (j’ai des traitements non remboursés à payer), expliquer à La Ligue et tous les organismes qui la sponsorisent pourquoi ils sont des pompiers pyromanes, et quelle serait une véritable politique de recherche contre le cancer. A moins, évidemment, qu’ils ne le sachent déjà, mais je laisse cette hypothèse à d’autres.
La seconde inscription qui attire le regard est le panneau indiquant la présence d’un service d’acupuncture, ce qui n’est pas chose très courante dans les hôpitaux français. Il faut dire qu’une frange importante de la communauté médicale persiste à traiter de méthode charlatanesque cette branche historique de la médecine chinoise au motif qu’elle est « non démontrée scientifiquement » (l’usage de milliards d’individus à travers les siècles ne valant apparemment rien par rapport à quelques valeureuses souris de laboratoires modernes dûment étiquetées), tandis que l’autre frange du même système médical s’arroge le droit exclusif de la pratiquer. Toujours est-il que je veux y voir là un embryon de reconnaissance, qui compense légèrement l’affliction que me cause la « publicité pour le cancer » d’à-côté.
Vient le moment du scanner. Pas de fioritures. Accueil masqué. « Bonjour. Pas la peine de vous déshabiller. Baissez juste légèrement votre pantalon. Allongez-vous là. Ne bougez plus. »
Tel la baguette entrant dans le four et en ressortant, mon buste fait une paire d’allers-retours à l’intérieur d’un gros sèche-linge amoureux de photographie, et je ressors avec un bout de papier m’indiquant comment me rendre sur internet pour avoir les commentaires. « Au revoir Monsieur. »
Le tout aura duré à peine dix minutes chrono. Signe d’une médecine efficace, diront certains. Et c’est partiellement vrai. Deux heures plus tard, je reçois une volée d’images formant un dessin animé de quelques secondes, où le néophyte peut s’amuser à faire des arrêts sur images des coupes vertébrales pour y découvrir des fantômes, des méduses, des anges, des champignons atomiques ou des Dark Vadors. Heureusement, le caléidoscope fantasque de mon intimité la plus profonde s’accompagne du commentaire du radiologue parisien qui a bien voulu se pencher sur la lombe d’un breton inconnu. Bilan : « Double protrusion discale modérée ».
« Le mot c’est le verbe, et le verbe, c’est Dieu », disait Hugo. Me voilà donc sauvé. Enfin presque, car en cherchant à me renseigner sur ce que je prenais pour un diagnostic, j’apprends qu’environ le tiers de la population, tous âges confondus, a des protrusions discales sans symptômes associés. En d’autres termes, à part le fait d’éliminer l’hypothèse d’une lésion organique grave – ce que l’observation des symptômes suffisait déjà à faire –, ce bilan ne dit strictement rien de la nature de ma douleur ni de sa cause.
Le Dr Leung avait coutume de dire : « vous pouvez prendre un soldat en photo, mais même s’il est armé jusques aux dents, la photo ne vous dit toujours pas s’il sait se battre. »
La médecine occidentale ne croyant que ce qu’elle voit, n’aura rien d’autre à me proposer qu’un bon vieux cocktail médicamenteux à base d’antalgiques et d’anti-inflammatoires (à risque pour l’estomac, mais heureusement il y a d’autres médicaments pour ça), assorti d’un conseil de repos.
Jusqu’ici, personne ne m’a regardé. Personne ne m’a questionné. Personne ne m’a touché. Personne n’a vu mon brigand invisible et ne sait comment le désarmer.
Tant qu’à abuser de mes relations, j’accepte avec reconnaissance la proposition d’un autre ami, qui me pose enfin quelques questions, puis effectue un diagnostic tactile à mesure qu’il parcourt du bout des doigts le mât, les haubans et les étais de mon bateau ivre. Cerise sur le gâteau, il corrige les problèmes à mesure qu’il les perçoit, par des manœuvres à la fois lentes, puissantes, douces et précises.
Je laisse deviner au lecteur la pratique de cet ami, qui ne trouve pas ses origines en faculté de médecine, raison pour laquelle nombre de médecins tiennent un discours méprisant et culpabilisant aux patients qui y ont recours. Une façon de masquer leur propre impuissance sans doute. Comme cette autre, bien connue, consistant à conduire de grosses machines – voitures ou scanners par exemple.
Toujours est-il qu’après deux séances de « manothérapie » suivies de deux autres séances d’acupuncture « illégale », mon brigand invisible a définitivement lâché sa proie.
Je referais bien une autre imagerie médicale pour voir si mes petits beignets vertébraux ont changé de forme, mais outre le fait que cela ne servirait à rien, j’ai à présent trop peur de m’asseoir sur quelque chose qui me rende malade.